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mardi 22 janvier 2013

Les centres d’appel délocalisés. Ebauche d’interrogations sur les nouvelles formes de travail et d’aliénation Telecharger cours gratuit


Les centres d’appel délocalisés. Ebauche d’interrogations sur les nouvelles formes de travail et d’aliénation
  
Résumé
Les centres d’appel délocalisés. Ebauche d’interrogations sur les nouvelles formes de travail et d’aliénation
Les centres d’appel, en afflux constant depuis quelques années au Maroc, interpelle le sociologue sur les nouvelles formes de travail et la masse de diplômé-e-s qu’ils captent. Cette communication, reposant sur une étude en cours (entretiens et observations in situ avec la direction des entreprises et les populations travailleuses), entend faire une première ébauche des conditions de travail des salarié-e-s dans une économie désormais mondialisée. Nous tenterons de poser les jalons de l’organisation du travail prévalant dans ces centres ainsi que des formes salariales qui y dominent : travail répétitif et sans perspectives de carrière ; des salaires relativement bas.

Mots-clés : aliénation ouvrière ; centres d’appel ; travail des surdiplômés ; organisation du travail.

Introduction
Le présent papier trace les grandes lignes d’une enquête en cours. Il s’agit tout simplement de faire le point provisoirement des formes d’appropriation sociale du travail des jeunes marocains dans les centres d’appel. Pour ce faire, nous avons réalisé une dizaine d’entretiens semi-directifs avec des téléconseillers et nous avons organisé des visites aux lieux de travail pour pouvoir contextualiser par la suite l’ensemble des éléments qui ressortent des entretiens.
Bien entendu, le travail dans les centres d’appel est une thématique sociologique récente qui n’est toujours pas arrivée au stade de devenir un objet de recherche « global » au sens de M. Mauss (1950). Il est donc nécessaire de souligner les limites méthodologiques et théoriques du présent travail qui n’est, en résultat final, qu’une première ébauche dont l’objectif est de participer à la compréhension et à l’explication d’un nouveau phénomène dont les dimensions affectent d’une façon ou d’une autre d’autres champs sociaux comme la famille ou le système de valeurs. 

Qui sont les salariés des centres d’appel ?

La plupart des jeunes qui travaillent dans les centres d’appel sont des femmes âgées entre 18 et 40 ans et sont dans la majorité des cas sans responsabilité familiale. Plutôt de famille modeste, elles ont au minimum un niveau baccalauréat. Les centres d’appel affectionnent les diplômés de l’enseignement supérieur, en croissance continue sur le marché du travail (Bougroum et Ibourk, 2002, p. 83). Ces diplômés sont considérés comme les mieux préparés à assumer le métier de téléconseiller ou d’opérateur et les moins coûteux en matière de formation. Dans d’autres secteurs primaires requérant un important salariat d’exécution, c’est la politique de recrutement inverse qui est prônée par la direction des entreprises (Labari, 2006) : les diplômés de l’enseignement supérieur y sont considérés comme des contaminateurs, porteurs d’idées syndicales susceptibles de perturber le climat social au sein de ces entreprises : « plus un ouvrier est diplômé, plus son appétit est grand. Son agitation, même retardée, se manifestera. Je connais les entreprises qui ont essayé et qui se sont mises au devant des difficultés. Pas de diplômés dans mon unité » (entretien avec un patron d’une entreprise d’habillement à Casablanca).
Les salariées des centres d’appel sont des citadines parlant plusieurs langues. Pour la plupart des cas interviewés, ces centres constituent la première expérience professionnelle. Leur recrutement s’est fait soit par annonces classées paraissant dans certains journaux francophones, soit par filière relationnelle.

Travailler dans le besoin

La plupart des jeunes se trouvent dans l’obligation de travailler dans un centre d’appel, soit pour financer leurs études en cours ou soit dans l’attente d’un emploi adapté à leur formation (en général après la licence). Intégrer un centre d’appel n’est jamais un choix librement consenti, mais une contrainte, tout au plus une stratégie dictée par la nécessité de subvenir à ses besoins et le cas échéant à ceux de sa famille.
Les centres d’appel demandent généralement comme qualification, la maîtrise de la langue de travail (en général le français et accessoirement l’espagnole), une bonne élocution, c’est-à-dire une voix sans accent. Toute une formation sur le tas cible cet aspect. Ils commandent surtout une disponibilité quasi-totale et une grande flexibilité en termes d’horaires de travail. Le salaire mensuel se situe en général entre 3500 et 4500 dirhams marocains (350 et 450 euros) pour plus de 8 heures de travail par jour. Ce salaire est le triple du SMIC marocain (1700 dirhams) et devient donc attrayant pour les jeunes diplômés effrayés par le chômage.
Les entretiens laissent entendre qu’une partie non négligeable de ces jeunes perçoivent, au départ, le travail dans le centre d’appel comme étant une solution provisoire au problème du chômage qui les affectent au sortir de l’université. Cette alternative au chômage des diplômées, se révèle, le temps passant, comme une solution finale, permanente. L’installation dans ce type de salariat engendre ainsi d’autres problèmes d’ordre socio-identitaire relatifs aux représentations sociales du travail, à la gestion du stress et de la précarisation.

Le prescrit et le réel dans les activités des téléconseillers
La tâche des téléconseillers consiste donc à informer, conseiller, répondre aux différentes questions, vendre et à assurer le service après vente pour une clientèle étrangère, appartenant généralement aux pays européens francophones ou espanophones.

« J’essaye de satisfaire la demande des clients français qui appellent pour faire des réservations pour envoyer leurs colis à travers le monde. Parfois, mon rôle s’élargit aussi et je peux faire l’intermédiaire entre le client et le coursier qui ne vient pas à temps pour prendre le colis ou le livrer. Comme ça j’essaye en quelque sort de contacter la station et résoudre le problème.
Sachant que nous aidons également les nouveaux recrutés qui demandent l’assistance d’un agent qui a de l’expérience et ça, via le coaching toute la journée et ça peut aller jusqu’à une semaine »

« Je suis chargée de clientèle espanophone et francophone. Je prends des réservations pour l’envoi des colis via la société T.
(…) Je prends le numéro de téléphone du client de la société T, je prends les infos concernant le colis, notamment son numéro, ses dimensions, son poids et son contenu, pour voir s’il s’agit de matière dangereuse, de produits chimiques, etc. Après, je programme les réservations et je donne les références au client. Après, il y a le suivi du colis, c’est-à-dire si il y a problème, quel est son cheminement, etc.
Nous disposons d’un gros dictionnaire qui nous aide à savoir quelles sont les conditions d’envoi dans chaque pays, et si les produits sont autorisés ou pas selon les pays et quels sont les droits de douane qui changent d’un pays à un autre, etc. »

Les jeunes interviewées ont mis l’accent principalement sur la charge lourde qui caractérise leur travail. En général, elles traitent en moyenne plus d’une centaine d’appels avec des clients différents. Un seul appel peut enclencher un processus à plusieurs tâches comme la recherche dans la base de données du centre d’appel ou bien dans les catalogues mis à la disposition du téléconseiller, etc. 

« Mais il faut dire aussi que les conditions de travail par rapport à d’autres pays européens sont moins saines. Ici, on passe un temps important à écouter et à répondre aux appels des clients. Cela a sans doute des répercussions sur notre santé (bien que le médecin de travail soit toujours là). Les salaires ne sont pas non plus très motivants : nous ne sommes même pas au SMIG d’autres pays, etc. »

Traiter une centaine d’appels n’est pas sans provoquer des pathologies latentes et explicites. Il est à noter que le stress est avancé comme l’un des premiers problèmes auxquels les jeunes téléconseillères sont confrontées. Plusieurs personnes interviewées ont mis l’accent aussi sur les problèmes au niveau des oreilles.
Bien entendu, le centre d’appel se fixe comme objectif premier un nombre de clients à satisfaire. Cette culture du résultat est symptomatique des exigences de ce métier en ce qu’une téléconseillère, ne parvenant pas à gérer le stress inhérent à cette activité ou à soutenir un échange téléphonique dans le temps qui lui est imparti, est renvoyée pour incapacité. La finalité poursuivie se décline sous plusieurs formes et fait partie d’un ensemble de critères d’évaluation qui permettent au chef hiérarchique direct (le superviseur) d’accorder au téléconseiller une récompense de rentabilité qui varie, selon les centres d’appels, entre 200 dirhams et 600 dirhams. Cette distinction pécuniaire se répartit généralement en trois principales primes à savoir : une prime d’assiduité, de qualité et de respect de la durée moyenne de communication (ce qu’on appelle a chat). Pour chaque communication, il ne faut pas dépasser un timing fixé d’avance par les responsables (cette moyenne est fixée dans les centres d’appel que nous avons visités à 2 mn 55 secondes).

« On nous paye selon le nombre d’heures et la qualité du travail. Moi je touche environ 4000 dh net qui contient un salaire selon les heures œuvrées et une prime mensuelle de 600 dh répartie selon l’assiduité (200 dh), la qualité (200 dh) et ce qu’on appelle l’a chat (200 dh), c’est-à-dire la durée moyenne de la conversation avec le client qui ne doit pas dépasser 2mn et 55 secondes »


Des méthodes de contrôle et d’évaluation à la taylorienne

Les superviseurs peuvent à tout moment écouter « à chaud » les conversations entre le client et le téléconseiller. Cette technique de contrôle est poussée à son terme car les conversations sont également enregistrées. Elles peuvent constituer une mesure de « sanction » prise par les responsables à l’encontre d’une téléconseillère « désobéissante » dans les moments qui leur semblent opportuns. Comme le souligne Di RUZZA R., le travail dans les centres d’appel est :

« hypertaylorisé car les principes tayloriens du contrôle des temps y sont poussés à l’extrême, comme sont poussés à l’extrême les principes de la prescription et du contrôle de son effectuation, de la division du travail stricte entre le prescripteur-contrôleur et l’exécutant : dès que le téléopérateur est « logué » (connecté), toute son activité (y compris éventuellement ses conversations téléphoniques) est enregistrée, et les technologies utilisées en permettent un contrôle précis « en temps réel ».

A côté des écoutes, les superviseurs mobilisent d’autres mesures de « récompense » et de « punition » comme les pauses et la redistribution des horaires de travail et des plannings. A côté des avantages financiers, une bonne entente avec le superviseur peut épargner au téléconseiller des horaires de travail difficiles comme les soirs et les week-ends par exemple.

« Les responsables se basent surtout sur les écoutes à chaud, ils nous contrôlent de près, ils se cachent et s’infiltrent dans un poste et suivent les conversations ; il y a également des enregistrements pour voir si tu sais écouter ou non »

Des arrangements sont toutefois recherchés par les téléconseillers, notamment les étudiant(e)s - salarié-e-s pour pouvoir assister aux cours sans être déclaré-e-s absent-e-s. Dans ce cas de figure, les superviseurs bénéficient d’un pouvoir parfois disproportionné car ils représentent les intermédiaires agréés entre les superviseurs et les managers ou les chefs d’équipes. Ceci se traduit parfois sur la qualité des relations humaines entretenues entre les membres de l’équipe et qui peuvent basculer très rapidement d’un monde « professionnel » à un monde dit « domestique » selon la classification des auteurs De la Justification ( Boltanski L. et Thévenot L., 1991).

« C’était l’enfer (le centre d’appels précédent), c’était l’antipathie envers les supérieurs. Ils étaient très exigeants et se permettent de te draguer et de te priver des pauses qui sont autorisées chaque 45 mn »

Le même phénomène est observé par Di RUZZA R. qui cite l’expérience d’une téléopératrice (V. Aubreton). Cette dernière livre une expérience qui illustre parfaitement notre propos :

« Elle rapporte comment son supérieur hiérarchique lui a demandé, pour vendre des produits financiers à des entrepreneurs individuels et à des professions libérales et obtenir des rendez-vous, de donner 40 coups de téléphone à l’heure. Ce qui s’est révélé, durant toute la durée de son emploi, proprement impossible à réaliser : en 90 secondes, il eût fallu composer le numéro, attendre la sonnerie et le décrochage, passer le barrage éventuel de la secrétaire ou de la personne qui répondait et argumenter auprès de l’interlocuteur visé ! Cette impossibilité, qui n’était pas spécifique à cette salariée, n’avait d’ailleurs aucune conséquence ni sur les injonctions de la ligne hiérarchique, qui se contentait de répéter que l’objectif était bien de 40 coups de téléphone à l’heure et qu’il fallait y parvenir, ni sur la rémunération des téléopérateurs, qui étaient payés au temps avec des primes par rendez-vous obtenus ; elle en avait par contre beaucoup en termes d’intensité du travail, de stress et de fatigue »

Des perspectives de carrière plutôt sombres

Travailler dans un centre d’appel équivaut à s’engager dans une carrière instable et sans véritables perspectives. Le turn over dans les centres enquêtés est parmi les plus élevés et peut facilement s’aligner sur celui des secteurs du textile ou du tourisme.
Des mesures de fidélisation à long terme sont peu nombreuses puisque la carrière dans un centre d’appel est difficilement conciliable, compte tenu des horaires et du changement brusque des plannings, avec la tenue d’une vie privée ou conjugale relativement stables.

« Il n’y a pas de perspectives d’évolution dans mon travail actuel, car le projet sur lequel je suis actuellement est un petit projet, c’est-à-dire que le nombre du personnel est limité ainsi que les supérieurs. C’est pas comme dans les autres projets qui nécessitent à chaque fois un responsable car l’équipe peut allers jusqu’à 150 chargés de clientèle »

Bien entendu, les critères de sélection des candidats se focalisent surtout sur les compétences linguistiques, mais aussi prennent en compte une forte capacité à s’adapter aux horaires et aux contraintes d’un travail changeant. La flexibilité et l’adaptation semblent s’ériger en maîtres mots dans cette activité émergeante.

Travailler juste pour vivre…

Il faut dire que le salaire perçu par les téléconseillers répond difficilement aux besoins réels du travail dans les centres d’appel. La tenue correcte est implicitement exigée et les déplacements en taxi sont récurrents, sachant qu’à partir de 20h00 les tarifs s’élèvent à plus de 50% ce qui revient plutôt cher par rapport au niveau de vie moyen. Les filles en souffrent plus que les garçons. Selon les interviewées, le budget des déplacements et des achats de vêtements varie généralement entre 1000 et 1500 dirhams par mois.

« Le salaire, c’est sur mesure ! On ne peut rien épargner. C’est presque calculé ! »

Les entretiens que nous avons réalisés révèlent également l’absence d’une préparation psychologique et « personnelle » pour confronter les besoins du nouveau métier véhiculant de nouvelles valeurs, voire de nouveaux modes de vie et de pensée.
Les filles qui travaillent généralement dans la vente des produits de luxe changent facilement de look et se mettent inconsciemment dans la « peau » de leurs clients. Un transfert identitaire difficile à assumer. Ce dédoublement est ressenti comme la négation de soi, de sa voix et de son identité de femme.

« … Normalement dans les centres d’appel, 90% des filles changent de look et commencent à fumer, je ne comprends pas pourquoi. Premièrement le salaire permet ceci. Elles peuvent se permettre d’aller faire des achats, plus l’influence de la société française sur la personne qui passe plus de temps à travailler que chez elle. Cela touchent beaucoup plus les filles qui vendent les produits cosmétiques ou les vêtements de marque »

Conclusion

Cette brève ébauche fait émerger quelques idées-forces qu’il convient d’approfondir à partir d’un protocole d’enquête ambitieux incluant des études monographiques.
Les centres d’appel offrent à l’évidence un terrain intéressant pour l’expression des subjectivités au travail : toute une dynamique psychopathologique se déclinent à l’aune des observations effectuées. Les travaux de Christophe dejours sont tout à fait intéressants à reprendre dans cette perspective.
La mise au travail des diplômés, notamment des jeunes filles tout juste sorties des écoles et des universités, enrôlées par les centres d’appel, constitue certes un acquis majeur au sein d’un marché du travail hautement compétitif. La prolétarisation des diplômés par ces centres est une tendance qu’il convient de valider ou de nuancer.
La symbolique de la voix et la question identitaire, la mise en place d’une politique d’intéressement inspirée de la culture du résultat, questionnent également sur les nouvelles formes de gestion de la main-d’œuvre dans le contexte de l’économie-monde. Cette ébauche nous a permis au moins de dessiner les pistes d’analyse et de réflexion d’un phénomène grandissant.

Références bibliographiques

Boltanski L et Thévenot L. (1991), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris : Gallimard.

Bougroum M. et Ibourk A. (2002), « Le chômage des diplômés au Maroc : quelques réflexions sur les dispositifs d’aide à l’insertion », Formation Emploi : 79.

Di RUZZA R. (2003) (avec la collaboration de FRANCIOSI C.) « La prescription du travail dans les centres d’appels téléphoniques » Revue de l'IRES : 43.

Labari B. (2006), Comment recrute-t-on la main-d’œuvre dans deux entreprises françaises délocalisées  au Maroc ? « Imaginaire localitaire » et différenciation du genre, Communication présentée en session plénière au colloque: Marché du travail et genre dans les pays du Maghreb. Quels marchés du travail ? Maroc, Rabat 15 et 16 mars 2006.

Mauss M. (1950), Essai sur le don, in Sociologie et Anthropologie, Paris : PUF.
                                                                                              realiser par Youssef Sadik et Brahim Labari

1 commentaires:

Unknown a dit…

La délocalisation des centres d'appel s’avère être une bonne stratégie pour les entreprises souhaitant externaliser leurs relation client, puisque l'offshoring permet ces dernières de se focaliser sur leurs coeur de metier.