Les centres d’appel délocalisés.
Ebauche d’interrogations sur les nouvelles formes de travail et d’aliénation
Résumé
Les centres d’appel délocalisés. Ebauche d’interrogations sur les nouvelles formes de travail et d’aliénation
Les centres d’appel délocalisés. Ebauche d’interrogations sur les nouvelles formes de travail et d’aliénation
Les centres d’appel, en afflux
constant depuis quelques années au Maroc, interpelle le sociologue sur les
nouvelles formes de travail et la masse de diplômé-e-s qu’ils captent. Cette
communication, reposant sur une étude en cours (entretiens et observations in situ avec la direction des
entreprises et les populations travailleuses), entend faire une première
ébauche des conditions de travail des salarié-e-s dans une économie désormais
mondialisée. Nous tenterons de poser les jalons de l’organisation du travail
prévalant dans ces centres ainsi que des formes salariales qui y dominent
: travail répétitif et sans perspectives de carrière ; des salaires
relativement bas.
Mots-clés : aliénation
ouvrière ; centres d’appel ; travail des surdiplômés ;
organisation du travail.
Introduction
Le présent papier trace les grandes lignes d’une enquête en cours. Il
s’agit tout simplement de faire le point provisoirement des formes
d’appropriation sociale du travail des jeunes marocains dans les centres
d’appel. Pour ce faire, nous avons réalisé une dizaine d’entretiens
semi-directifs avec des téléconseillers et nous avons organisé des visites aux
lieux de travail pour pouvoir contextualiser par la suite l’ensemble des
éléments qui ressortent des entretiens.
Bien entendu, le travail dans les centres d’appel est une thématique
sociologique récente qui n’est toujours pas arrivée au stade de devenir un
objet de recherche « global » au sens de M. Mauss (1950). Il est donc
nécessaire de souligner les limites méthodologiques et théoriques du présent
travail qui n’est, en résultat final, qu’une première ébauche dont l’objectif
est de participer à la compréhension et à l’explication d’un nouveau phénomène
dont les dimensions affectent d’une façon ou d’une autre d’autres champs
sociaux comme la famille ou le système de valeurs.
Qui sont les salariés des centres
d’appel ?
La plupart des jeunes qui
travaillent dans les centres d’appel sont des femmes âgées entre 18 et 40 ans
et sont dans la majorité des cas sans responsabilité familiale. Plutôt de
famille modeste, elles ont au minimum un niveau baccalauréat. Les centres
d’appel affectionnent les diplômés de l’enseignement supérieur, en croissance
continue sur le marché du travail (Bougroum et Ibourk, 2002, p. 83). Ces
diplômés sont considérés comme les mieux préparés à assumer le métier de
téléconseiller ou d’opérateur et les moins coûteux en matière de formation.
Dans d’autres secteurs primaires requérant un important salariat d’exécution,
c’est la politique de recrutement inverse qui est prônée par la direction des
entreprises (Labari, 2006) : les diplômés de l’enseignement supérieur y
sont considérés comme des contaminateurs, porteurs d’idées syndicales
susceptibles de perturber le climat social au sein de ces entreprises : « plus
un ouvrier est diplômé, plus son appétit est grand. Son agitation, même
retardée, se manifestera. Je connais les entreprises qui ont essayé et qui se
sont mises au devant des difficultés. Pas de diplômés dans mon unité » (entretien avec un patron d’une entreprise
d’habillement à Casablanca).
Les salariées des centres d’appel
sont des citadines parlant plusieurs langues. Pour la plupart des cas
interviewés, ces centres constituent la première expérience professionnelle.
Leur recrutement s’est fait soit par annonces classées paraissant dans certains
journaux francophones, soit par filière relationnelle.
Travailler dans le besoin
La plupart des jeunes se trouvent
dans l’obligation de travailler dans un centre d’appel, soit pour financer
leurs études en cours ou soit dans l’attente d’un emploi adapté à leur
formation (en général après la licence). Intégrer un centre d’appel n’est
jamais un choix librement consenti, mais une contrainte, tout au plus une
stratégie dictée par la nécessité de subvenir à ses besoins et le cas échéant à
ceux de sa famille.
Les centres d’appel demandent
généralement comme qualification, la maîtrise de la langue de travail (en
général le français et accessoirement l’espagnole), une bonne élocution,
c’est-à-dire une voix sans accent. Toute une formation sur le tas cible cet
aspect. Ils commandent surtout une disponibilité quasi-totale et une grande
flexibilité en termes d’horaires de travail. Le salaire mensuel se situe en
général entre 3500 et 4500 dirhams marocains (350 et 450 euros) pour plus de 8
heures de travail par jour. Ce salaire est le triple du SMIC marocain (1700
dirhams) et devient donc attrayant pour les jeunes diplômés effrayés par le
chômage.
Les entretiens laissent entendre
qu’une partie non négligeable de ces jeunes perçoivent, au départ, le travail
dans le centre d’appel comme étant une solution provisoire au problème du chômage
qui les affectent au sortir de l’université. Cette alternative au chômage des
diplômées, se révèle, le temps passant, comme une solution finale, permanente.
L’installation dans ce type de salariat engendre ainsi d’autres problèmes
d’ordre socio-identitaire relatifs aux représentations sociales du travail, à
la gestion du stress et de la précarisation.
Le prescrit
et le réel dans les activités des téléconseillers
La tâche des téléconseillers
consiste donc à informer, conseiller, répondre aux différentes questions,
vendre et à assurer le service après vente pour une clientèle étrangère,
appartenant généralement aux pays européens francophones ou espanophones.
« J’essaye de satisfaire la demande des
clients français qui appellent pour faire des réservations pour envoyer leurs
colis à travers le monde. Parfois, mon rôle s’élargit aussi et je peux faire
l’intermédiaire entre le client et le coursier qui ne vient pas à temps pour
prendre le colis ou le livrer. Comme ça j’essaye en quelque sort de contacter la
station et résoudre le problème.
Sachant que nous aidons également les
nouveaux recrutés qui demandent l’assistance d’un agent qui a de l’expérience
et ça, via le coaching toute la journée et ça peut aller jusqu’à une semaine »
« Je suis chargée de clientèle
espanophone et francophone. Je prends des réservations pour l’envoi des colis
via la société T.
(…)
Je prends le numéro de téléphone du client de la société T, je
prends les infos concernant le colis, notamment son numéro, ses dimensions, son
poids et son contenu, pour voir s’il s’agit de matière dangereuse, de produits
chimiques, etc. Après, je programme les réservations et je donne les références
au client. Après, il y a le suivi du colis, c’est-à-dire si il y a problème,
quel est son cheminement, etc.
Nous disposons d’un gros dictionnaire qui
nous aide à savoir quelles sont les conditions d’envoi dans chaque pays, et si
les produits sont autorisés ou pas selon les pays et quels sont les droits de
douane qui changent d’un pays à un autre, etc. »
Les jeunes interviewées ont mis
l’accent principalement sur la charge lourde qui caractérise leur travail. En
général, elles traitent en moyenne plus d’une centaine d’appels avec des
clients différents. Un seul appel peut enclencher un processus à plusieurs tâches
comme la recherche dans la base de données du centre d’appel ou bien dans les
catalogues mis à la disposition du téléconseiller, etc.
« Mais il faut dire aussi que les
conditions de travail par rapport à d’autres pays européens sont moins saines.
Ici, on passe un temps important à écouter et à répondre aux appels des
clients. Cela a sans doute des répercussions sur notre santé (bien que le
médecin de travail soit toujours là). Les salaires ne sont pas non plus très
motivants : nous ne sommes même pas au SMIG d’autres pays, etc. »
Traiter une centaine d’appels
n’est pas sans provoquer des pathologies latentes et explicites. Il est à noter
que le stress est avancé comme l’un des premiers problèmes auxquels les jeunes
téléconseillères sont confrontées. Plusieurs personnes interviewées ont mis
l’accent aussi sur les problèmes au niveau des oreilles.
Bien entendu, le centre d’appel
se fixe comme objectif premier un nombre de clients à satisfaire. Cette culture
du résultat est symptomatique des exigences de ce métier en ce qu’une
téléconseillère, ne parvenant pas à gérer le stress inhérent à cette activité
ou à soutenir un échange téléphonique dans le temps qui lui est imparti, est
renvoyée pour incapacité. La finalité poursuivie se décline sous plusieurs
formes et fait partie d’un ensemble de critères d’évaluation qui permettent au
chef hiérarchique direct (le superviseur) d’accorder au téléconseiller une
récompense de rentabilité qui varie, selon les centres d’appels, entre 200
dirhams et 600 dirhams. Cette distinction pécuniaire se répartit généralement
en trois principales primes à savoir : une prime d’assiduité, de qualité
et de respect de la durée moyenne de communication (ce qu’on appelle a chat).
Pour chaque communication, il ne faut pas dépasser un timing fixé d’avance par
les responsables (cette moyenne est fixée dans les centres d’appel que nous
avons visités à 2 mn 55 secondes).
« On nous paye selon le nombre d’heures
et la qualité du travail. Moi je touche environ 4000 dh net qui contient un salaire
selon les heures œuvrées et une prime mensuelle de 600 dh répartie selon
l’assiduité (200 dh), la qualité (200 dh) et ce qu’on appelle l’a chat (200 dh), c’est-à-dire la
durée moyenne de la conversation avec le client qui ne doit pas dépasser 2mn et
55 secondes »
Des méthodes
de contrôle et d’évaluation à la taylorienne
Les superviseurs peuvent à tout moment écouter
« à chaud » les conversations entre le client et le téléconseiller.
Cette technique de contrôle est poussée à son terme car les conversations sont
également enregistrées. Elles peuvent constituer une mesure de
« sanction » prise par les responsables à l’encontre d’une
téléconseillère « désobéissante » dans les moments qui leur semblent
opportuns. Comme le souligne Di RUZZA R., le travail dans les centres d’appel
est :
« hypertaylorisé car les principes tayloriens du contrôle des
temps y sont poussés à l’extrême, comme sont poussés à l’extrême les principes
de la prescription et du contrôle de son effectuation, de la division du
travail stricte entre le prescripteur-contrôleur et l’exécutant : dès que le
téléopérateur est « logué » (connecté), toute son activité (y compris
éventuellement ses conversations téléphoniques) est enregistrée, et les
technologies utilisées en permettent un contrôle précis « en temps réel ».
A côté des
écoutes, les superviseurs mobilisent d’autres mesures de
« récompense » et de « punition » comme les pauses et la
redistribution des horaires de travail et des plannings. A côté des avantages
financiers, une bonne entente avec le superviseur peut épargner au
téléconseiller des horaires de travail difficiles comme les soirs et les
week-ends par exemple.
« Les responsables se basent surtout
sur les écoutes à chaud, ils nous contrôlent de près, ils se cachent et s’infiltrent
dans un poste et suivent les conversations ; il y a également des
enregistrements pour voir si tu sais écouter ou non »
Des arrangements sont toutefois recherchés par les téléconseillers,
notamment les étudiant(e)s - salarié-e-s pour pouvoir assister aux cours sans
être déclaré-e-s absent-e-s. Dans ce cas de figure, les superviseurs
bénéficient d’un pouvoir parfois disproportionné car ils représentent les
intermédiaires agréés entre les superviseurs et les managers ou les chefs
d’équipes. Ceci se traduit parfois sur la qualité des relations humaines
entretenues entre les membres de l’équipe et qui peuvent basculer très
rapidement d’un monde « professionnel » à un monde dit
« domestique » selon la classification des auteurs De la
Justification ( Boltanski L. et Thévenot L., 1991).
« C’était l’enfer (le centre d’appels
précédent), c’était l’antipathie envers les supérieurs. Ils étaient très
exigeants et se permettent de te draguer et de te priver des pauses qui sont
autorisées chaque 45 mn »
Le même phénomène est observé par Di RUZZA R. qui
cite l’expérience d’une téléopératrice (V. Aubreton). Cette dernière livre une
expérience qui illustre parfaitement notre propos :
« Elle rapporte
comment son supérieur hiérarchique lui a demandé, pour vendre des produits
financiers à des entrepreneurs individuels et à des professions libérales et
obtenir des rendez-vous, de donner 40 coups de téléphone à l’heure. Ce qui
s’est révélé, durant toute la durée de son emploi, proprement impossible à
réaliser : en 90 secondes, il eût fallu composer le numéro, attendre la
sonnerie et le décrochage, passer le barrage éventuel de la secrétaire ou de la
personne qui répondait et argumenter auprès de l’interlocuteur visé ! Cette
impossibilité, qui n’était pas spécifique à cette salariée, n’avait d’ailleurs
aucune conséquence ni sur les injonctions de la ligne hiérarchique, qui se
contentait de répéter que l’objectif était bien de 40 coups de téléphone à
l’heure et qu’il fallait y parvenir, ni sur la rémunération des téléopérateurs,
qui étaient payés au temps avec des primes par rendez-vous obtenus ; elle en
avait par contre beaucoup en termes d’intensité du travail, de stress et de
fatigue »
Des perspectives de carrière plutôt
sombres
Travailler dans un centre d’appel
équivaut à s’engager dans une carrière instable et sans véritables
perspectives. Le turn over dans les
centres enquêtés est parmi les plus élevés et peut facilement s’aligner sur
celui des secteurs du textile ou du tourisme.
Des mesures de fidélisation à
long terme sont peu nombreuses puisque la carrière dans un centre d’appel est
difficilement conciliable, compte tenu des horaires et du changement brusque
des plannings, avec la tenue d’une vie privée ou conjugale relativement
stables.
« Il n’y a pas de perspectives
d’évolution dans mon travail actuel, car le projet sur lequel je suis
actuellement est un petit projet, c’est-à-dire que le nombre du personnel est
limité ainsi que les supérieurs. C’est pas comme dans les autres projets qui
nécessitent à chaque fois un responsable car l’équipe peut allers jusqu’à 150
chargés de clientèle »
Bien entendu, les critères de
sélection des candidats se focalisent surtout sur les compétences
linguistiques, mais aussi prennent en compte une forte capacité à s’adapter aux
horaires et aux contraintes d’un travail changeant. La flexibilité et
l’adaptation semblent s’ériger en maîtres mots dans cette activité émergeante.
Travailler juste pour vivre…
Il faut dire que le salaire perçu
par les téléconseillers répond difficilement aux besoins réels du travail dans
les centres d’appel. La tenue correcte est implicitement exigée et les
déplacements en taxi sont récurrents, sachant qu’à partir de 20h00 les tarifs
s’élèvent à plus de 50% ce qui revient plutôt cher par rapport au niveau de vie
moyen. Les filles en souffrent plus que les garçons. Selon les interviewées, le
budget des déplacements et des achats de vêtements varie généralement entre
1000 et 1500 dirhams par mois.
« Le salaire, c’est sur mesure !
On ne peut rien épargner. C’est presque calculé ! »
Les entretiens que nous avons
réalisés révèlent également l’absence d’une préparation psychologique et
« personnelle » pour confronter les besoins du nouveau métier
véhiculant de nouvelles valeurs, voire de nouveaux modes de vie et de pensée.
Les filles qui travaillent
généralement dans la vente des produits de luxe changent facilement de look et
se mettent inconsciemment dans la « peau » de leurs clients. Un
transfert identitaire difficile à assumer. Ce dédoublement est ressenti comme
la négation de soi, de sa voix et de son identité de femme.
« … Normalement dans les centres
d’appel, 90% des filles changent de look et commencent à fumer, je ne comprends
pas pourquoi. Premièrement le salaire permet ceci. Elles peuvent se permettre
d’aller faire des achats, plus l’influence de la société française sur la
personne qui passe plus de temps à travailler que chez elle. Cela touchent
beaucoup plus les filles qui vendent les produits cosmétiques ou les vêtements
de marque »
Conclusion
Cette brève
ébauche fait émerger quelques idées-forces qu’il convient d’approfondir à
partir d’un protocole d’enquête ambitieux incluant des études monographiques.
Les centres
d’appel offrent à l’évidence un terrain intéressant pour l’expression des subjectivités
au travail : toute une dynamique psychopathologique se déclinent à l’aune
des observations effectuées. Les travaux de Christophe dejours sont tout à fait
intéressants à reprendre dans cette perspective.
La mise au
travail des diplômés, notamment des jeunes filles tout juste sorties des écoles
et des universités, enrôlées par les centres d’appel, constitue certes un
acquis majeur au sein d’un marché du travail hautement compétitif. La
prolétarisation des diplômés par ces centres est une tendance qu’il convient de
valider ou de nuancer.
La symbolique
de la voix et la question identitaire, la mise en place d’une politique
d’intéressement inspirée de la culture du résultat, questionnent également sur
les nouvelles formes de gestion de la main-d’œuvre dans le contexte de
l’économie-monde. Cette ébauche nous a permis au moins de dessiner les pistes
d’analyse et de réflexion d’un phénomène grandissant.
Références
bibliographiques
Boltanski L et Thévenot L. (1991), De la justification. Les économies
de la grandeur, Paris : Gallimard.
Bougroum M. et Ibourk A. (2002), « Le chômage des diplômés au Maroc : quelques réflexions sur les
dispositifs d’aide à l’insertion », Formation Emploi : 79.
Di
RUZZA R. (2003) (avec la collaboration de FRANCIOSI C.) « La prescription
du travail dans les centres d’appels téléphoniques » Revue de
l'IRES : 43.
Labari B. (2006), Comment recrute-t-on la main-d’œuvre dans deux
entreprises françaises délocalisées au Maroc ? « Imaginaire
localitaire » et différenciation du genre, Communication présentée en
session plénière au colloque: Marché du travail et genre dans les pays du
Maghreb. Quels marchés du travail ? Maroc, Rabat 15 et 16 mars 2006.
Mauss M. (1950), Essai sur le don, in Sociologie et Anthropologie,
Paris : PUF.
realiser par Youssef Sadik et Brahim Labari
1 commentaires:
La délocalisation des centres d'appel s’avère être une bonne stratégie pour les entreprises souhaitant externaliser leurs relation client, puisque l'offshoring permet ces dernières de se focaliser sur leurs coeur de metier.
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